Premiers fiacres électriques :
réjouissantes perspectives pour
l’industrie automobile en 1899
(D’après « Le Petit Parisien », paru en 1899).
( en regardant d'un peu plus près notre histoire
l'on s'aperçois que nos politiques d'aujourd'hui n'ont rien inventé ! )
En 1899 circulent dans Paris les premiers fiacres électriques, pressentis pour supplanter les modèles hippomobiles et réduire le nombre d’accidents. Le maniement de ces engins d’un genre nouveau exigeant un apprentissage et des épreuves spécifiques d’une durée de 10 jours, une école de conduite est créée à Aubervilliers, et l’essor annoncé de cette industrie résonne comme une chance économique pour notre pays précurseur en matière de construction automobile.
En mai 1899, un chroniqueur du Petit Parisien dresse un compte-rendu de cette véritable révolution automobile dont la capitale est le théâtre. Vous avez lu, explique-t-il, cette invraisemblable histoire de l’automobile qui s’emballe, de l’automobile non montée qui part subitement à fond de train et sème l’épouvante sur son passage, culbutant les voitures qu’elle rencontre, blessant, contusionnant, écrabouillant bêtes et gens et allant finalement écraser, contre un mur irréductible, ses organes d’acier, ses bielles et ses batteries, ses roues motrices et ses accumulateurs.
Le voilà bien, l’accident du dernier cri, l’accident moderne par excellence, celui sur lequel s’apitoieront désormais les fait-diversiers et les poètes et dont nous entretiendront les gazettes futures. La mort du cheval, délaissé dans la rue et attendant le char de l’équarrisseur, avait jusqu’ici inspiré maintes toiles que nous avons vues au Salon. Cette année encore plusieurs tableaux, de fort grandes dimensions, nous disent les douleurs des attelages surmenés et nous montrent la révolte de leurs pauvres chairs sous les coups cinglants des fouets.
Ces scènes de la rue parisienne auront une bien autre allure dans les compositions que nous feront les peintres pour les Expositions prochaines. Nous y verrons des machines éventrées, rendant leur âme en des rencontres imprévues, ou bien des cabs fantômes, enivrés de leur force, courant sans guide par les chemins, rasant les éventaires des petits marchands, pénétrant dans les magasins, ou encore la lutte de l’organisme de fer avec son conducteur affolé, incapable de le maîtriser.
Et dire que nous en étions tous à croire que la substitution de ta traction mécanique à la traction animale nous préserverait dans l’avenir des accidents du genre de ceux dus aux chevaux qui s’emportent ! Il faut en rabattre, puisque la vapeur et l’électricité elles-mêmes ont leurs coups de folie et leurs détraquages.
Toutefois, ne nous plaignons pas. Le succès de la voiture automobile, à supposer qu’il s’affirme définitivement et délivre Paris de l’excès de cavalerie qui l’encombre, nous ménage de grands avantages. Nos chaussées seront beaucoup plus propres et n’exhaleront plus les relents qui pendant l’été nous incommodent si fort. D’autre part, les dépôts des Compagnies placés à l’intérieur de Paris en disparaîtront fatalement. Les épidémies de morve qui, en certaines années, entraînaient la perte de plusieurs milliers de chevaux et coûtaient si cher aux entrepreneurs de transport en commun, seront beaucoup moins redoutables. Au point de vue de l’hygiène et de l’assainissement de la rue, nous serons redevables à l’automobilisme d’une série de bienfaits.
D’ailleurs, les accidents qu’il peut déterminer ne sauraient se multiplier de manière à créer un danger permanent pour la circulation. Ils se limiteront à la période des essais. Il est déjà de règle aujourd’hui que lorsqu’un conducteur de voiture à moteur électrique veut laisser stationner son véhicule, il interrompe le courant en enlevant une clef qui ne doit être remise en place qu’au moment où il voudra rendre aux roues motrices la force qui lus actionne. Une voiture arrêtée se trouve donc réduite à une immobilité absolue, et ce n’est que par l’inexpérience d’un conducteur novice que le bizarre accident dont nous avons parlé a pu se produire.
Le maniement des appareils divers que comporte une voiture automobile étant assez compliqué, force sera de créer de véritables écoles d’apprentissage à l’usage des cochers qui ambitionneront de troquer leur chapeau de toile cirée contre la casquette du chauffeur ou de l’électricien. Actuellement, une de ces écoles fonctionne déjà et possède ses professeurs de traction mécanique, très occupés à former un personnel intelligent et compétent pour la conduite des véhicules nouveaux.
La piste nécessaire aux exercices de l’école a été établie à Aubervilliers, où se trouve également l’usine qui produit l’électricité destinée à l’alimentation des accumulateurs dont sont pourvus les cent fiacres électriques en ce moment en circulation. Très curieuse et de très pittoresque aspect cette piste, où des portants simulent des silhouettes de gens, groupes de piétons, équipes d’ouvriers, ou encore des tas de pierres et des accidents de terrain que les voitures, dans leur course, doivent éviter. La piste présente de plus des pavages variés, elle a ses tournants brusques et ses pentes glissantes. Des voitures d’essai, dont le mécanisme leur est expliqué, sont mises à la disposition des élèves conducteurs qui doivent apprendre à les diriger d’une main sûre à travers tous les encombrements dont la voie est semée.
Ce premier apprentissage terminé — il dure environ cinq jours —, les conducteurs se hasardent dans Paris en des voitures spéciales et procèdent, sous les yeux de leurs maîtres, à des expériences nouvelles. Un itinéraire leur est fixé durant lequel ils ont à surmonter des difficultés croissantes. Cinq autres jours se passent en ces essais, puis le cocher, enfin reconnu capable de conduire une voiture à traction mécanique, se rend à la Préfecture de police, où il subit l’examen oral exigé par les règlements. Si sa connaissance des voies parisiennes est estimée suffisante, il reçoit un permis provisoire de circulation qui, après un mois, est changé contre un livret lui donnant l’autorisation de conduire dans Paris soit une voiture de place ordinaire, soit une voiture automobile.
Plus de deux cents cochers parisiens ont, à l’heure qu’il est, déposé leur fouet pour prendre en mains la manivelle à volant vertical qui sert à conduire les voitures électriques. Ces transfuges du chapeau de toile cirée seront, nous assure-t-on, un millier dans un an ! C’est donc toute une transformation qui s’annonce dans l’existence des professionnels de la traction animale. Ils parlent couramment d’abanonner « cocotte », traitée de « canasson », et désignent sous le nom de « mistouflards » les retardataires qui veulent demeurer fidèles à la vieille formule si connue des Parisiens, les jours de revue et de grande presse :
— Je vais relayer !
Mais que dis-je ? poursuit le journaliste. Avec le fiacre automobile on « relaiera » plus que jamais. Les Parisiens peuvent y compter. Seulement, si la chose reste, le mot sera changé. Le conducteur à casquette dira simplement : « Je vais recharger ! Mon accumulateur est à bout de forces ! » Et il faudra bien que l’on se contente de l’explication et du stratagème qu’elle peut déguiser.
Il n’y aura, en somme, rien de modifié dans nos mœurs. Avec le cheval, une voiture de place peut fournir cinquante à soixante kilomètres de parcours sans relayer. Avec les batteries d’accumulateurs actuellement adoptées pour nos fiacres automobiles, le même parcours est à peu près assuré. On « relaiera » donc tout autant.
Mais le principal défaut qu’on reproche aux voitures électriques est relatif à leur lourdeur. Chaque voiture de forme landau ou laudaulet pèse plus de 3000 kilogrammes. Seul, le poids de ses accumulateurs est de 750 kilos et celui des roues motrice de 1360 kilos. Ce n’est assurément pas là la voiture de l’avenir, que l’on saura construire plus légère. Quoi qu’il en soit de ses imperfections, le système est lancé. Les coupés électriques sillonnent Paris comme Londres et New-York. Londres possède déjà, depuis plus d’un an, son service de cabs électriques. A New-York, ce service a été inauguré en 1897.
Nous ferons mieux, car nous sommes outillés pour cela. Rappelons que l’industrie automobile est une industrie essentiellement parisienne et que c’est même la seule des industries mécaniques pour laquelle notre supériorité sur l’étranger soit incontestée. Et cependant, c’est de Londres que nous est venu le modèle des lourds véhicules électriques qui circulent dans Paris et qui semblent une réédition des berlines de 1830.
Allons, il appartient a nos inventeurs d’améliorer cela. La France, qui est en avance sur tous les autres pays pour la construction des automobiles et dont les usines ne peuvent déjà plus suffire aux commandes, saura réaliser dans cette nouvelle carrière ouverte à son génie industriel les progrès qu’on attend d’elle. Il y a cent trente ans que Cugnot faisait circuler dans Paris la première voiture automobile ; c’est le chariot vapeur que l’on voit au Musée du Conservatoire des Arts et Métiers. Ce premier essai donna lieu à un accident qui fit enfermer le pauvre ingénieur à la Bastille. Il est bien certain que l’on se montrera plus généreux à l’égard de ses continuateurs et que, même malgré les accidents, on ne s’arrêtera plus dans la voie dont Cugnot eut la gloire de planter le premier jalon.