Maisons construites en une nuit
et singulier droit de propriété
(D’après « Revue de folklore français », paru en 1939)
Héritée du droit romain, une coutume particulièrement connue en Bresse, mais également en Cornouailles, voulait que tout individu construisant en une seule nuit sa maison sur un terrain communal devenait de fait propriétaire du terrain, le feu devant être allumé avant le jour et la fumée devant sortir par la mitre de la cheminée au-dessus du toit lorsque le soleil se levait, et cependant que l’heureux bénéficiaire se voyait simplement contraint de s’acquitter d’un cens auprès de la commune, redevance emphytéotique perpétuelle
Dans le tome IV du Mâconnais traditionaliste et populaire, G. Jeanton, écrivait en 1923 : « Dans la Bresse mâconnaise, notamment du côté de Romenay, on voit encore dans les clairières ou sur les teppes communales, de petites maisons en forme de huttes, souvent recouvertes de chaume ; ce sont, dit-on dans le pays, des maisons construites en une nuit. Il est de croyance générale en Bresse louhannaise que tout individu a le droit de s’approprier une portion d’un communal, en y construisant une maison entre le coucher et le lever du soleil ; si le faîtage est terminé avant l’aube le constructeur est reconnu par la coutume locale, pour en être le légitime propriétaire et les communes ne semblent pas avoir jusqu’à présent contesté ce droit.
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« Il y a peu d’années les cadets des familles pauvres préparaient, quelquefois pendant tout un hiver, avec leurs parents et amis, la charpente de leur maison, puis un beau soir, quand tout était prêt, la famille se mobilisait avec une incroyable agilité, sur une friche communale et élevait en quelques heures une maison rustique sans doute mais complète, depuis le seuil de bois jusqu’au toit de chaume ; quand le soleil se levait il dorait de ses rayons le bouquet que ces architectes paysans avaient placé au sommet du toit. »
Reprenant la question dans Habitation paysanne en Bresse, le même auteur écrivait en 1935 : « Une vieille coutume voulait qu’en Bresse quiconque bâtissait une maison sur une lande communale devenait propriétaire de la maison et du terrain d’alentour, à la condition toutefois qu’elle fût achevée en une nuit.
« Un camp volant voulait-il se fixer, un enfant pauvre et malheureux voulait-il quitter la communauté familiale, il avait cette suprême ressource de devenir propriétaire. J’ai encore connu de vieux bressans de la région de Montpont et de Varennes-Saint-Sauveur qui avaient vu construire, dans les communaux, des maisons en une nuit et qui avaient même participé à cette construction. A l’aide d’amis, le candidat propriétaire préparait à la veillée et par les jours de chômage forcé de l’hiver, les éléments de la charpente de la future maison. Tout était prêt, les chevrons, les tirants et les sablières ; les chevilles de bois étaient sous la main ; on profitait d’une longue nuit d’hiver où il y avait de la lune, et quand le coq chantait, un bouquet de gui ou des premières fleurs champêtres, lorsqu’on était en février ou en mars, ornait le faîtage en chaume du nouvel hutau.
« On voit encore de ces maisons, avec leur mince jardinet clos de piquets et de brondes, sur certaines teppes bressanes notamment sur les clairières des bois de la Genête et de la Chapelle Thècle. Il s’en trouve quelquefois trois ou quatre à côté les unes des autres, au bout d’un communal et à proximité d’une charrière... »
La même coutume était mentionnée à Viriat, près de Bourg, où Prosper Convert la signalait, avant sa mort, à M. Duraffour, professeur à l’Université de Grenoble, mais elle y paraissait si lointaine, si archaïque qu’on la jugeait quelque peu légendaire. Dans un article publié en 1939 au sein de la Revue du folklore français, Jeanton toujours, ancien président de l’Académie de Mâcon, rapporte avoir eu la bonne fortune de trouver un document d’archives confirmant la tradition orale, telle qu’elle lui fut rapportée par son vieux métayer Ferdinand Danjean, de Varennes-Saint-Sauveur, qui avait participé à une de ces constructions dans sa jeunesse.
C’est un procès jugé en l’An VI par le Tribunal départemental de Chalon-sur-Saône, procès entre Arsène Godefroy, bourgeois de Louhans, et un pauvre vieillard de Savigny-sur-Seille, Joseph Moine, au sujet d’une maison ou cabane habitée par ce dernier et qu’il avait édifiée vers 1775 sur une friche qu’il croyait communale de la paroisse de Savigny-sur-Seille. Arsène Godefroy, qui eut gain de cause devant le Tribunal de Chalon, prouva que la friche n’était pas communale car elle lui appartenait en vertu d’un titre de 1623, mais la commune était intervenue au profit du sieur Moine qui, d’après elle, avait construit un bâtiment et défriché un journal de terrain communal autour de sa maison « de l’assentiment des autres habitants », autrement dit suivant l’usage (jugement du 22 floréal, an VI).
Jeanton confie n’avoir pas vu mentionner ailleurs pareille coutume lorsque Duraffour, déjà cité, recueillit, au cours d’une villégiature en Cornouailles, un document d’une analogie frappante avec notre usage bressan ; il a été extrait d’une Histoire de Cornouailles par A.-K. Hamilton Jenkin, auteur de divers travaux sur la Cornouailles, notamment Le mineur de la Cornouailles, Navigateurs cornouaillais, La Cornouailles et les Cornouaillais, Maisons et coutumes de Cornouailles.
« Type de cottage de Cornouailles au commencement du XIXe siècle.
« A cette époque, spécialement dans les districts miniers, la plupart des cottages étaient bâtis par les gens eux-mêmes. Les murs étaient généralement faits de bauche (cob), c’est-à-dire d’un mélange d’argile et de paille hachée fortement battue ; les toits d’autre part étaient en paille. Il va de soi qu’on employait partout de la pierre, mais seulement quand on pouvait l’avoir sans frais. Dans la Cornouailles du Nord, les toits étaient généralement en ardoise qu’on tirait de Delabole ou d’autres carrières locales. Ces cottages étaient installés partout où de n’importe quelle manière on pouvait obtenir un morceau de terrain. II en subsiste quelques-uns.
« On dit que, dans certains cas, des cottages de cette espèce ont été effectivement construits en une nuit. Ceci avait pour but d’acquérir l’avantage d’un vieux droit coutumier qui, à ce ce qu’on suppose donnait qualité aux propriétaires de ces constructions de réclamer la libre tenure (freehold) du fonds sur lequel ils étaient établis désormais pour toujours. Voici de quelle façon la chose se pratiquait.
« Après avoir fait choix d’un morceau de terrain les bâtisseurs rassemblaient tous les matériaux nécessaires, l’argile pour faire les murs de bauche, les pieux et le chaume pour le toit, et une porte et une fenêtre toutes prêtes. Ces matériaux étaient soigneusement cachés à proximité de l’endroit. Ensuite dans la nuit désignée l’homme réunissait tous ses amis. Debout les quatre murs en presque quatre heures, et en route pour y installer le toit. On laisse provisoirement près du fond, un trou pour servir de cheminée, mais plus tard on en fera une fenêtre. Une fois qu’il était établi dans sa bicoque, le propriétaire pouvait faire toutes les améliorations que le temps et que sa fortune lui permettaient. Il y ajoutait naturellement un foyer ouvert pour la cuisine et le chauffage et quelques objets de mobilier pour rendre la pièce habitable. »
L’appropriation par le premier venu des terres vagues était contraire à la Coutume de Bourgogne. Mais notons ici que nous ne sommes pas sous le régime de ladite coutume, étant en Pays de Droit Ecrit, la Bresse où nous avons constaté le singulier usage plus haut rapporté étant entièrement dans le domaine du Droit Romain, privilège qui avait été reconnu formellement à ce pays par le duc Philippe le Bon dans des lettres patentes fameuses, expédiées à Bruxelles, le 26 août 1459, lors de la rédaction de la Coutume de Bourgogne.
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Et à ce propos il est bon de noter que cette appropriation des terres communes puise sa justification dans le Droit Romain, si on s’en rapporte au Commentaire donné dans son édition de la Coutume publiée à Dijon, en 1788, par le savant président Bouhier.
« Ces dernières (terres vagues) dit-il, qui en quelques coutumes sont appelées terres hermes ou brehaines ou charmes ou gallois appartiennent sans difficultés au seigneur haut justicier à moins que la coutume des lieux n’y soit contraire. L’article 331 de la Coutume du Bourbonnais y est exprès et c’est notre usage
en cette province (de Bourgogne) quoique celui des Romains fut de les donner au premier qui voudrait se les approprier pour les mettre en culture. »
L’usage consolidant l’appropriation des terres vagues par la construction d’un bâtiment peut donc invoquer un principe du Droit Romain, et le pays où nous l’avons trouvé est bien dans le domaine de ce droit, mais le formalisme de l’édification en une nuit est une intéressante particularité de folklore remontant sans doute à un vieux fonds indo-européen, ce qui explique d’autre part l’existence de cette même coutume en Cornouailles anglaise où le Droit Romain ne saurait être mis en cause.
Notre ancien président de l’Académie de Mâcon explique avoir voulu contrôler les dires de son indicateur Ferdinand Danjean, décédé présentement, et s’être rendu à Varennes-Saint-Sauveur et plus spécialement au hameau de Tageat d’où il tirait son origine. « Or, j’y ai appris ceci, confie-t-il : la dernière maison construite en une nuit l’a été vers 1370, dans le communal de Tageat ! Mon indicateur avait alors plus de 4 ans et moins de 10 ans, il a donc parfaitement pu retenir toutes les particularités de l’événement qui marquait tout de même dans l’histoire d’un hameau.
« Cette maison qui existe encore fut construite en une nuit par un nommé Genetet. Elle a payé un cens ou redevance à la commune jusqu’à il y a trois ou quatre ans, époque où elle a été vendue à un tiers. A ce propos l’usage était ainsi fixé : Le constructeur devenait propriétaire de la maison ainsi que d’un assez mince pour prix ou enclos autour et cela au préjudice de la lande (teppe) communale. En revanche il devait un cens, redevance emphytéotique perpétuelle à la Commune. Celle-ci n’avait aucun droit de reprise vis à vis du constructeur, de sa famille vivant avec lui ou de ses descendants. Mais si la maison construite en une nuit était vendue, la commune devait être dédommagée de la valeur du sol, c’est ce qui s’est produit il y a trois ou quatre ans pour la maison Genetet, construite sur le communal de Tageat vers 1870.
« La maison construite en une nuit ne faisait acquérir la propriété que si le constructeur n’était pas propriétaire d’une autre maison. J’ai glané à cette occasion quelques détails pittoresques. Le feu devait être allumé avant le jour et la fumée devait sortir par la mitre de la cheminée au-dessus du toit lorsque le soleil se levait. D’autre part, depuis la communication que j’ai faite à la Société de Folklore, à l’Ecole du Louvre à Paris en janvier 1938, j’ai entrepris une enquête personnelle en Bresse avec M. Violet. J’y ai été grandement aidé par M. Sagnes, instituteur à Montpont. La coutume était universellement admise, jusque vers 1880, à Varennes-Saint-Sauveur, Montpont, la Chapelle-Naude, Sornay, la Chapelle-Thècle, la Genête, etc.
« A Montpont, lorsque vers 1870-1880 on rectifia le chemin de Cuisery à Montpont, de nombreux délaissés furent utilisés pour la construction de maisons construites en une nuit. Toutes ont été détruites ou reconstruites un peu plus amplement, ce qui fait que nous n’avons pas pu en photographier une dans son état primitif. L’augmentation de la population et son paupérisme avaient très fortement favorisé, à cette époque, la construction de maisons construites en une nuit. Un nommé Guyon, dit Méline, était devenu une sorte de spécialiste pour fournir aux aspirants propriétaires les éléments complets d’une maison à construire en une nuit. Il les fabriquait ; les plus petites valaient 15 francs, clef en main ; les plus grandes 30 francs. Les matériaux étaient pris gratuitement dans la forêt.
« Du reste, vers cette époque, dans cette région Montpont-la Genête, la coutume se transforma et prit l’aspect suivant. Particuliers, communes, notaires et géomètres ruraux étaient dans l’incertitude après près de cent ans de Code Civil de la valeur légale de la coutume et on aboutit dans certaines communes comme la Genête au modus vivendi suivant. Les communes décidèrent d’accorder gratuitement l’emplacement au constructeur moyennant un léger canon. Le constructeur devenait libre de construire sans se presser, à condition de demander l’autorisation préalable. Dans certains cas, on vit même des communes faire construire des maisons de ce genre pour des veuves expulsées de leur ferme par des propriétaires après la mort de leur mari. La coutume s’humanisait mais perdait de son pittoresque et de sa verve.
« On nous a rapporté la légende concernant la construction du pont du Collège de l’Arc à Dôle, qui est dans une région voisine de la Bresse. Les Pères Jésuites au XVIIe ou XVIIIe siècle voulurent réunir les deux immeubles composant leur collège et que séparait une rue. Ils demandèrent à la ville de Dôle, l’autorisation de réunir les deux parties de leur collège par une arche chevauchant la rue. La tradition veut que le conseil de ville ait refusé l’autorisation estimant ne pas pouvoir amoindrir le patrimoine communal, mais il aurait ajouté que les Pères Jésuites avaient toujours le droit s’ils le pouvaient de construire leur « arche en une nuit », ce qui fut fait. Cette légende qui avait été considérée jusqu’à présent comme une tradition humoristique prend une singulière vraisemblance légale à la lumière de la coutume bressane. »