Déjà............
Cri d’alarme au sujet de la dette publique
et défaut de politique visionnaire
(D’après « Le Gaulois », paru en 1898)
C’est dans les dernières années du XIXe siècle qu’un chroniqueur du Gaulois pousse un cri d’alarme relatif à la dette publique d’une France jouissant jadis d’une supériorité incontestée mais aujourd’hui obérée de taxes, et considère que l’Etat, dépensier, exige par ailleurs trop des contribuables tout en se contentant de « prendre l’argent là où il est » sans réelle politique visionnaire
La France est grevée d’une dette publique qui est la plus lourde du monde entier : 36 milliards en chiffre rond, assène A. de Claye en 1898 au sein du journal Le Gaulois. Aucun budget ne s’élève, en dépenses, à la hauteur du nôtre, continue-t-il : trois milliards cinq cents millions, rien que du chef des charges de l’Etat, et sans compter les dépenses des départements ou des communes. Le fisc prélève sur les revenus de chaque citoyen français une part qui est double et triple de ce qu’elle est dans certains pays voisins, qui dépasse en tout cas, et de beaucoup, celle que supportent ailleurs les contribuables les moins favorisés.
Jadis, la France jouissait à maints égards d’une supériorité incontestée. Nous avons gardé celle d’être le pays le plus obéré et le plus écrasé de taxes qui soit dans l’univers. Nous détenons ce record on nous le laisse, on ne nous l’envie pas.
Quand les agriculteurs, les industriels, les commerçants font entendre des doléances, c’est très commode de dire, d’un ton dégagé, que ces gens, mécontents par profession, ont besoin de se plaindre.
Voici des faits. Les campagnes se dépeuplent, et les évaluations les plus modérées établissent que, depuis vingt ans, la valeur de la propriété foncière en France a baissé au moins d’un tiers ; ses revenus ont baissé davantage encore. L’industrie, depuis longtemps déjà, a cessé de se développer. La masse de ses produits est loin d’augmenter. La rémunération qu’elle procure aux capitaux dont elle s’alimente va toujours en diminuant.
Notre commerce ne s’étend pas, lui non plus. Si l’année dernière, à raison d’un concours heureux de circonstances, les statistiques ont révélé, par rapport à l’année, précédente, qui avait été mauvaise, une majoration de deux cents millions dans les chiffres du commerce extérieur de la France, il faut tenir compte qu’en Allemagne l’augmentation a été de 800 millions. En pareil cas, c’est reculer que d’avancer moins vite que les concurrents.
Pourtant, notre 3% est coté au-dessus du pair, les actions de nos chemins de fer réalisent des prix vertigineux, les obligations atteignent des cours qui font qu’elles ne rapportent presque plus rien.
Tout cela est très vrai, observe encore de Claye. Mais causez avec des chefs d’industrie, par exemple la plupart vous avoueront que s’ils veulent emprunter pour des travaux utiles, ils ne trouvent pas d’argent. D’autres, en petit nombre, jouissent d’un tel crédit qu’ils trouveraient de l’argent à d’excellentes conditions. Mais ils s’abstiennent d’en demander. Pourquoi ? Je sais telle usine française, une des plus grandes, où l’on se rend très nettement compte qu’on sera prochainement débordé par la concurrence américaine. Il faudrait, pour y faire victorieusement face, bouleverser toute la fabrication et changer tout l’outillage.
Plusieurs millions seraient nécessaires. « Eh bien qui vous empêche d’émettre des obligations pour plusieurs millions ? Ce qui nous empêche ? m’a-t-on répondu. C’est qu’avec les théories sociales ou bien financières qui ont cours, nous ne savons pas quelles seront demain les prétentions de nos ouvriers ou celles du fisc. Nous n’avons pas de sécurité. Aussi nous vivons au jour le jour, sans nous dissimuler l’avance que prennent nos adversaires. »
Et voilà comment l’argent se retire de plus en plus des affaires productives et des emplois vraiment féconds, soit qu’il se dérobe, soit qu’on ne le sollicite pas, remarque notre chroniqueur. Il afflue alors aux guichets de l’Etat ; il sert, sans profit pour personne, à enfler d’une façon démesurée les cours des fonds publics ou des quelques valeurs assimilées. Le même rentier qui possédait, il y a vingt ans, avant la première conversion du 5%, cinquante mille francs de rente en titres sur l’Etat, ne touche plus actuellement que trente mille francs par contre, il paie à l’Etat une somme de contributions infiniment plus élevée qu’à cette époque.
Je n’ai pas l’honneur d’être économiste ; je le regrette, car cela me prive de la consolation, si c’en est une, de remonter des effets aux causes, explique notre chroniqueur. Je me borne à noter les effets ; et ils se résument en ceci, que la fortune de la France est gravement atteinte. Ce n’est pas un effondrement subit, mais c’est un déchet continu, c’est une diminution progressive.
Au fond, est-il indispensable d’avoir été nourri dans la science des économistes et d’en connaître tous les détours pour s’apercevoir qu’il y a quelque chose de détraqué dans un Etat quand, par un double phénomène simultané, les impôts y montent régulièrement et les revenus des particuliers baissent non moins régulièrement ? Or, c’est notre cas.
L’Etat exige trop des contribuables, et ses exigences, à côté des coups directs qu’elles frappent, entraînent toutes sortes de contre-coups indirects. Je viens de parler des industriels. Dans l’usine même, le prix de revient de chaque tonne de produits est alourdi par un poids mort qui est celui de l’impôt. Mais il faut qu’elle soit, cette tonne, transportée au lieu de destination. Veut-on savoir quelle condition est faite aux entreprises de transports ?
Prenez nos Compagnies de chemin de fer ; j’ai sous les yeux les comptes de l’une d’elles : elle a distribué trente-deux millions de dividendes aux actionnaires qui lui ont procuré, avec leur argent, les moyens de naître, de fonctionner, de grandir et elle a payé à l’Etat trente-huit millions sous forme d’impôts divers. On reproche à nos chemins de fer leurs tarifs trop coûteux ; à qui la faute, je le demande ? Sans doute, il serait désirable que ces tarifs fussent réduits dans l’intérêt de notre industrie si terriblement concurrencée ; mais les Compagnies, aux prises avec cette fiscalité meurtrière, peuvent-elles les abaisser ?
Quand un particulier a acquis la fâcheuse certitude qu’à vouloir continuer son train de vie il est sûr de se ruiner, pour peu qu’il soit sage, il se restreint, il fait des économies. L’Etat, chez nous, n’en fait pas. C’est qu’il y a deux catégories de dépenses publiques : les unes sont réellement irréductibles, parce qu’elles représentent la dotation nécessaire des grands services publics ; les autres sont encore plus sacrées aux yeux des majorités parlementaires et des ministres qui dépendent d’elles, parce qu’elles servent à acheter des concours ou à rémunérer des services électoraux, ou encore, comme les dépenses scolaires, à molester ceux qu’on traite en ennemis. Résultat net : la dette publique à été accrue de dix milliards en vingt ans, par l’effet de déficits annuels de cinq cents millions en moyenne.
Nous possédons, sous les appellations de sénateurs et députés, près de neuf cents souverains. Il en résulte qu’aucun régime ne comporte une liste civile aussi écrasante. M. Anatole France a dit plaisamment que la république ne saurait être un gouvernement à bon marché, par la raison qu’elle a trop de parents pauvres. Le mot est joli ; surtout il est juste.
Donc, au lieu de faire des économies, on vote des impôts nouveaux. On s’inspire de la formule : « Il faut prendre l’argent là où il est. » On s’attaque aux riches ou à ceux qu’on juge tels. C’est double profit, croit-on : non seulement on pourra continuer les prodigalités, mais on donnera satisfaction à ce sentiment, le pire des instincts humains, qui s’appelle l’envie.
Ces projets ne sont encore que timidement réalisés plusieurs ne sont qu’à l’état de menaces. Mais déjà nous voyons les résultats. La seule annonce de l’impôt global et progressif sur le revenu déterminait naguère un exode des valeurs mobilières françaises vers l’étranger. On vient, par le motif que des gens gagnent de l’argent à la Bourse, de frapper les opérations qui s’y font de taxes exorbitantes. Sur les places du dehors, ces mesures sont saluées par des acclamations ; les financiers proprement dits, ceux qui alignent des millions, y transporteront leurs transactions. Seul, le petit porteur de quelques titres payera l’impôt quand il aura besoin de les négocier.
On part en guerre contre la richesse ; les coups tombent dans le vide parce que la richesse se dérobe, ou bien encore qu’elle se trouve supprimée ; les seuls coups qui portent vont, contrairement aux prévisions des imprudents novateurs, frapper des contribuables qu’ils n’avaient pas en vue.
C’est comme lorsqu’on parle d’améliorer le sort de l’ouvrier. Nous applaudissons à tout ce qui sera fait d’utile en ce sens. Mais lorsqu’on procède par voie de charges abusives imposées aux patrons, on va à l’encontre du but. Peut-être quelques ouvriers, au début, sont-ils satisfaits de voir qu’on s’occupe d’eux pour les protéger, et cela est très légitime : peut-être éprouvent-ils une seconde satisfaction, beaucoup moins saine, en voyant qu’on s’occupe de leur patron pour l’ennuyer. Bientôt ils constatent que leur intérêt est lié à celui du patron. Souvent, c’est trop tard : le patron a dû renoncer à une lutte inégale ; il a liquidé ; l’ouvrier est sur le pavé ; en flattant ses préventions qu’on aurait dû loyalement combattre, on l’a privé de pain.
Je répète, poursuit notre chroniqueur, que si j’étais un économiste, je revêtirais ces vérités de simple bon sens d’un appareil scientifique. Mais il me semble qu’il suffit de les montrer telles qu’elles sont. De ce pays, qui fut le plus illustre de tous et qui était demeuré, malgré ses malheurs, un des plus prospères, veut-on faire un champ dévasté d’expériences désastreuses ? On n’a qu’à persister dans les méthodes actuelles, autrement dit, à lui imposer des dépenses supérieures à ses ressources, à exciter la haine des foules abusées contre quiconque possède, à encourager, ouvertement ou non, la guerre des classes. Les conséquences déjà acquises attestent qu’il ne faut plus, pour que les dernières se produisent, de bien longs efforts.
Mais non, je considère comme impossible que des gouvernants français, quels qu’ils soient, poursuivent un tel dessein. Ils ont pris la direction des affaires de la France, ils en ont la responsabilité. Que font-ils d’elle au point de vue moral ? Mais je m’en tiens aujourd’hui aux intérêts matériels. Qu’ils avisent ; en d’autres termes, qu’ils économisent et qu’ils pacifient. Le patriotisme commande d’espérer qu’il est temps encore ; mais, très sûrement, il n’est que temps.