La Ponctuation :
"Où l’art incontournable, non immuable et révélant le génie des écrivains…………."
(D’après « La lecture en action », paru en 1881)

L’art de la ponctuation écrite n’est ni absolu, ni immuable, n’ayant pas toujours existé et n’étant le même nulle part, les points de suspension étant ainsi encore inconnus au XVIIe siècle, eux qui n’ont pas leur égal pour exprimer l’indicible, ce qu’on hésite à dire ou n’ose avouer à soi-même. Si, selon l’académicien Ernest Legouvé, chaque genre d’écriture a sa ponctuation, cette dernière peut parfois sauver la vie d’un homme ou le tirer d’un sinistre embarras...
Les auteurs grecs se sont servis très tardivement, dans leurs manuscrits, des signes ponctuatifs. L’antiquité latine a connu et pratiqué, dans une certaine mesure, la ponctuation, mais sans la soumettre à des règles. Au Moyen Age, les signes ponctuatifs dans les manuscrits sont ou arbitraires ou intermittents, ou tout à fait absents.
C’est l’invention de l’imprimerie, qui a fait une nécessité de la ponctuation, par la diffusion des ouvrages et par le nombre toujours croissant des lecteurs ; sont venus alors les grammairiens, qui ont rédigé les règles de la ponctuation écrite d’après les habitudes de la ponctuation parlée : car, il faut bien se le rappeler, les orateurs, les lecteurs et les acteurs ont toujours ponctué ; et ce sont les divers temps d’arrêt de leur débit, leurs silences, leurs demi-silences, qui sont devenus des points, des deux points, des virgules.
Le code de la ponctuation écrite est-il absolu ? Non. En dehors de quelques règles sommaires et rigoureuses, chaque écrivain a sa ponctuation ; chaque genre d’écrire a sa ponctuation, chaque époque a sa ponctuation. On ne ponctue pas aujourd’hui comme au dix-septième siècle. Nos pères étaient beaucoup plus sobres que nous des points d’exclamation. Corneille a mis une virgule après : Qu’il mourût ! Supposez qu’un poète moderne eût trouvé ce cri sublime, il l’aurait fait suivre de quatre points d’exclamation. Un auteur dramatique ne ponctue pas comme un historien. Enfin, on ne ponctue pas en vers comme en prose.
La ponctuation est donc une chose essentiellement personnelle ; de là cette conséquence : le lecteur doit d’autant plus s’attacher à la reproduction scrupuleuse des signes ponctuatifs, que ces signes font partie de la pensée intime de l’auteur ; attentivement étudiés et observés, ils nous aident à comprendre et à rendre le sens et la valeur de sa phrase.
Ainsi Victor Hugo : « L’histoire s’extasie volontiers devant Michel Ney, qui, né tonnelier, devint maréchal de France ; et devant Murat, qui, né garçon d’écurie, devint roi. » Ces lignes sont caractéristiques, car il suffit de les bien ponctuer pour les bien lire ; et il suffit, pour les mal lire, de les mal ponctuer. Voyez, en effet, comme la multiplicité des signes ponctuatifs ajoutés ici à la mise en relief de la pensée. Marquez, en lisant, une virgule après Michel Ney, une virgule après Murat, une virgule après qui, une virgule après garçon d’écurie, un point après roi, et vous aurez du même coup dessiné nettement toutes les articulations de cette phrase et placé l’accent sur les quatre mots de valeur : tonnelier, maréchal de France, garçon d’écurie et roi. Peut- être y a-t-il un point et virgule qui vous étonnera, c’est celui qui suit maréchal de France, et précède et Murat.
En effet, le et, constituant un lien entre deux membres de phrase, le point et virgule qui marque une sorte de séparation, semble contredire le et qui marque un trait d’union. C’est pourtant le point et virgule qui a raison. Pourquoi ? D’abord, parce que le temps d’arrêt qu’il nécessite, permet de donner toute son importance au mot maréchal de France : puis, remarquez-le bien, la conjonction et ne lie pas entre eux les deux mots qui se touchent, maréchal de France et Murat, mais bien, ce qui est fort différent, la première proposition de la phrase, commençant par Michel Ney, et la seconde, commençant par Murat. Ces deux propositions formant les deux parties de la phrase, c’est-à-dire les deux termes de la pensée, il s’agit de les mettre en présence et non de les amalgamer ensemble ; donc le point et virgule est le signe juste.
Les auteurs dramatiques ponctuent dramatiquement : les signes ponctuatifs employés par eux sont l’image des sentiments exprimés par leurs personnages. Prenons ces vers du Misanthrope :
PHILINTE ALCESTE |
Philinte, l’homme paisible, laisse tranquillement échapper son vers, sans le couper par aucun signe ponctuatif. Mais que répond l’impétueux Alceste ? Mais ce flegme, (virgule), Monsieur, (virgule), qui raisonne si bien, (virgule), ce flegme, (virgule), pourrait-il, etc. Ces virgules répétées ne sont-elles pas comme autant de signes d’impatience ? N’entendez-vous pas, en le lisant, l’accent de colère d’Alceste ? Ne portent-elles pas avec elles l’intonation des mots qu’elles séparent ? Faites donc attention, en lisant les auteurs dramatiques, à leurs signes ponctuatifs : car, comme ils écrivent pour être lus tout haut, ils entendent ce qu’ils écrivent, et leurs virgules, leurs points et virgules, leurs points d’exclamation, sont des indications de diction.

La ponctuation reflète le génie même des écrivains. Prenons pour exemple Fénelon et Pascal. Fénelon est un génie essentiellement fluide ; paroles et pensées s’écoulent de sa plume avec le mouvement calme et continu de l’eau d’une source ; pas de points d’arrêt, pas de heurts, pas de chocs d’idées, pas de contrastes violents, pas d’efforts ; donc peu de ponctuation. Il faut le lire comme il écrit, et mettre dans la reproduction des signes ponctuatifs la sobriété qu’il met dans leur emploi.
Lisez ces admirables lignes de Télémaque sur les champs Elysées : « Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d’un vêtement. Cette lumière n’est pas semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n’est que ténèbres ; elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal ; elle n’éblouit jamais, au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l’âme je ne sais quelle sérénité. »
Examinez cette phrase et remarquez avec quelle mesure les signes ponctuatifs y sont espacés. Imitez cette mesure. Le lecteur qui mettrait une virgule après cette lumière de la seconde phrase, ou après les corps les plus épais de la troisième, ou après elle fortifie les yeux, détruirait tout le charme de cette incomparable effusion de langage.